Mozambique : L'insurrection djihadiste à Cabo Delgado

Analyse

Aux origines : Ansar al Sunna, une organisation religieuse non violente ?   

En 2015, émerge dans la province déshéritée de Cabo Delgado le groupe d’Ansar al Sunna (aussi appelé Ahl al sunna wa al-Jama ou al-Shabab, « les jeunes », à ne pas confondre avec les terroristes somaliens), une organisation religieuse composée de jeunes proches des cercles salafistes de Tanzanie, du Kenya et de Somalie. Militant pour l’application de la Charia dans la province et affirmant lutter contre l’élite corrompue de Maputo, celle-ci se veut non-violente, dans un premier temps. Néanmoins, leur rhétorique devient de plus en plus virulente envers les autorités locales et les communautés soufies (qui ont une pratique de l'islam considérée comme ésotérique) sur la question de la place de l’islam et son interprétation dans la région. Le militantisme se formalise avec la création de camps d'entraînement et la construction de mosquées pour prêcher un islam wahhabite (forme de salafisme) fondamentalisme. Le groupe se finance dans un premier temps grâce aux trafics illicites et à la contrebande de produits tels que le bois, l’ivoire, le caoutchouc ou le charbon, avec des partenaires criminels de Tanzanie et de la région des Lacs.

Ces velléités vont progressivement se matérialiser dans une campagne d’intimidation des populations locales et des attaques contre des bâtiments institutionnels locaux. Tout en répandant sa vision de l’islam, le groupe propose aux populations de la province - à majorité musulmanes - des aides financières, profitant de leur vulnérabilité économique pour se créer une base de soutien. La région étant particulièrement pauvre et marginalisée par rapport au reste du pays, Ansar al Sunna alimente le ressentiment de la population locale envers le pouvoir central.

En octobre 2017, Ansar al Sunna lance sa première offensive armée contre 3 postes de police dans le port de Mocimboa da Praia, tuant 17 personnes.

 

2017-2020 : Montée en puissance de l’insurrection djihadiste à Cabo Delgado

Entre 2017 et 2020, Ansar al Sunna a non seulement étendu son emprise territoriale à travers la province de Cabo Delgado, mais également intensifié sa campagne de violence avec des moyens renforcés et des modes opératoires plus sophistiqués. Au total, ces violences ont causé la mort de près de 1300 personnes, dont une majorité de civils, et plus de 210 000 déplacés internes.

En 2017, son champ d’action était principalement concentré autour de la ville de Mocimboa da Praia, mais il s’est étendu aux localités et villages avoisinants de Macomia, Mitumba, Nangade, Palma, Quissanga, Ancuabe, Ibo et Meluco dès 2018 et jusqu’à aujourd’hui.

Les attaques ont gagné en fréquence et sont aussi de plus en plus violentes. Contre seulement deux offensives par mois en 2017, on en compte cette année 20 mensuelles en moyenne. Les violences se systématisent selon un mode opératoire rodé, impliquant des pillages et incendies de villages, enlèvements et massacres. De plus en plus indiscriminées, les attaques ciblent tant les civils que les forces de l’ordre, dont la présence s’est accrue dans la région depuis le début de l’insurrection. Le déploiement des troupes et de sociétés militaires privées étrangères, notamment russes et sud-africaines, n’a aucunement endigué le cercle de violence. Au contraire, les militants multiplient les embuscades contre les forces de sécurité, notamment pour récupérer des armes et équipements. Ils emploient alors des techniques d’attaques plus en plus sophistiquées, lourdement armés, et parfois vêtus d’uniformes militaires, allant jusqu’à cibler des infrastructures stratégiques (routes, ponts, télécom). En outre, l’usage de drones, la multiplication des décapitations et des enlèvements de jeunes filles, s’opèrent sur le modèle d’action de Boko Haram ou de l’Etat islamique.

 

Affiliation à l’Etat islamique : une menace croissante pour les intérêts étrangers ?

Non seulement leur mode opératoire les rapproche de plus en plus des groupes terroristes du Sahel et du Lac Tchad, mais la montée en puissance des attaques suggère qu’ils bénéficieraient d’un soutien financier et logistique d’organisations extérieures. Le groupe aurait des liens avec les rebelles des Forces démocratiques alliées (ADF) sévissant dans l’est de la République Démocratique du Congo. Les rumeurs d’ingérences terroristes régionales ont émergé en juin 2019 quand l’EI revendique sa première attaque dans le pays, sous la bannière de l’« Etat islamique en Afrique centrale » (ISCAP, dont la wilayat couvre également la RDC).

L’attribution des attaques par l’EI à Cabo Delgado apparaît alors comme opportuniste, la présence de l’organisation terroriste dans la province n’étant pas avérée. Cependant, ces derniers mois, l’affiliation avec l’EI semble se confirmer. Pour preuve, lors d’une attaque contre un poste de police le 23 mars 2020, les militants d’Ansar al Sunna ont brandi le drapeau noir de l’EI. Depuis, l’ISCAP a revendiqué de nouvelles attaques et sa propagande s’intensifie. Si Ansar al Sunna exploite les griefs sociaux et économiques locaux, en opposition au gouvernement de Maputo, les récentes attaques et menaces contre des intérêts étrangers semblent davantage être empreints de la vision internationaliste de l’Etat islamique.

Dans un récent article de l'un de ses médias officiels, al-Naba, Daech menace explicitement les investisseurs étrangers et les pays qui viendraient en aide au gouvernement dans le cadre de la lutte contre-insurrectionnelle, pointant particulièrement du doigt l’Afrique du sud.

 

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L’embuscade armée du 27 juin dernier contre des employés sous-traitants de Total, ainsi qu’une double attaque contre le groupe pétrolier américain Anadarko en février 2019, ont montré la capacité des insurgés à mettre ce genre de menaces à exécution. Celles-ci ont forcé les géants pétroliers présents sur place à prendre des mesures de contingence, craignant pour la sécurité de leurs employés et la continuité de leur activité. Anadarko aurait suspendu ses activités à Palma en juin 2018 en raison des mauvaises conditions de sécurité. En février 2020, ExxonMobil et Total auraient demandé l’envoi de troupes depuis Maputo pour assurer la sécurité de leurs opérations. Néanmoins, Total, s’apprête à finaliser le financement de près de 23 milliards d’euros dans un gros projet d’exploitation de gisements offshore en gaz naturel liquéfié (GNL). Situé à Palma, celui-ci pourrait être opérationnel d’ici 2024.

 

Prospective

La croissance d’Ansar al Sunna s’opère selon des logiques similaires à celles des organisations terroristes telles que le Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans (JNIM) ou Boko Haram, lorsqu'elles avaient atteint de solides capacités opérationnelles. Néanmoins, l’insurrection djihadiste mozambicaine ne revêt pas les mêmes ambitions idéologiques et expansionnistes. En effet, pour l’heure, peu d’indicateurs montrent des volontés d’étendre leur influence au-delà de la province de Cabo Delgado, où leur emprise territoriale s’est cependant considérablement renforcée au cours des trois dernières années. Leur implantation dans la province, devenue hautement stratégique, sert leur entreprise de déstabilisation du pouvoir central. Leur objectif premier est l’application stricte de la Charia au niveau local, en conflit avec la loi mozambicaine, portée par les élites de Maputo. Sur le long terme, à mesure que ses liens se renforcent avec les organisations terroristes régionales et/ou les groupes criminels armés frontaliers, il n’est pas exclu qu’Ansar al Sunna étende son champ d’action dans le pays. Ce positionnement permettrait à l’Etat islamique de poursuivre sa stratégie d’expansion en Afrique centrale et de l’est du continent, bien au-delà de la bande sahélienne.
Face au manque de ressources de l’armée mozambicaine et en l’absence de qualification de la menace djihadiste en tant que telle par le gouvernement, l’insurrection ne fait, pour l’heure, face à aucun obstacle. La fréquence et l’intensité des attaques devraient se poursuivre de manière exponentielle et indiscriminée envers les civils et forces de sécurité (armée, sociétés militaires privées). Au vu de la multiplication des projets d’exploitation de gisements gaziers dans la province, les attaques pourraient être de plus en plus ciblées envers les intérêts des groupes étrangers (sites et personnes).

 

reco

 

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