Afghanistan : 4 mois après la prise de pouvoir des Talibans, le retour des entreprises est-il possible ?

Iremos

16 déc. 2021

En guerre contre les États-Unis depuis près de 20 ans, les talibans ont repris Kaboul le 15 août 2021. Une fois l’évacuation chaotique de l’aéroport terminée, l’Afghanistan s’est retrouvé face à l’immensité des défis de reconstruction qu’impose l’après-guerre. Les entreprises et investisseurs étrangers sont particulièrement attendus pour investir dans le développement du pays. Cependant, trop souvent, les investisseurs craignent de s’aventurer dans des pays fragiles comme l’Afghanistan, malgré toutes les opportunités dont le pays regorge. Une stabilité politique, sociale et économique ainsi qu’un gage de sécurité sont des éléments essentiels pour investir de façon sécurisée dans un pays. La présence d’infrastructures et d’une classe moyenne est également attendue par certains investisseurs. Est-il judicieux de retourner en Afghanistan pour s’investir en toute sécurité dans le développement du pays ?

  1. 1. Une terre d’opportunités

L’Afghanistan est depuis toujours une terre convoitée. Depuis le Grand Jeu de la Russie et de l’Angleterre au XIXe siècle, puis l’arrivée des États-Unis et maintenant de la Chine, toutes les grandes puissances voient dans le pays des opportunités économiques. Plus que la culture du pavot qui permet au pays de produire plus de 80% de l’opium mondial, l’objet de cette convoitise internationale est la richesse du sous-sol afghan. L’Afghanistan regorge de pierres précieuses (émeraudes, rubis, saphirs, turquoises et autre lapis-lazuli) et de vastes réserves d’or, de platine, d’argent, de cuivre, de fer, de chromite, d’uranium ou encore d’aluminium. La valeur totale de ces ressources afghanes pourrait s’élever à 1000 voire 3000 milliards de dollars[1]. Cependant, ce qui attire les investisseurs, ce sont les métaux rares (néodyme, praséodyme et lithium) jugés stratégiques pour les transitions technologiques, énergétiques et climatiques. L’Afghanistan abrite une des plus grandes réserves connues de lithium de la planète, une véritable « Arabie Saoudite du lithium » [2]. En prenant le pouvoir à Kaboul, les talibans ne se sont pas contentés de prendre le contrôle du gouvernement, mais aussi d’énormes gisements de minéraux essentiels à l'économie mondiale de l'énergie propre. Le pays pourrait donc devenir l’eldorado des minéraux rares et le terrain de jeu géopolitique de la transition énergétique mondiale.

Le contexte d’après-guerre dans lequel se trouve le pays depuis le départ des États-Unis pourrait se révéler attractif pour de nombreuses entreprises internationales. La guerre qui ravage le pays depuis 1978 n’a pas permis le développement d’infrastructures de qualité telles que des routes, ports, barrages… Les transports, les télécommunications et l’énergie : tout est à reconstruire, voire construire. Les premiers à s’être positionnés en ce sens sont la Russie et la Chine. Avant même le départ des États-Unis, les talibans ont été reçus à Moscou et à Pékin pour prévoir la reconstruction d’après-guerre. Les talibans veulent que la Chine, numéro 1 dans la construction d’infrastructures à travers le monde, étende sa politique des Routes de la Soie (OBOR) jusqu’à l’Afghanistan. La Chine a quant à elle annoncé dès juillet 2021 des projets d'investissement dans le pays : elle proposait de construire des routes dans les zones sous contrôle des talibans ainsi qu'un certain nombre de projets énergétiques. Des accords commerciaux dont l’exportation de pins est en place depuis novembre 2021. Dans l’ensemble, les entreprises et investisseurs privés qui sont prêts à tirer profit des opportunités liées au potentiel dans les infrastructures et à répondre aux bras tendus du gouvernement afghan pourraient exploiter des marchés encore vierges et en tirer d’importants bénéfices.

  1. 2. Un constat d’après-guerre catastrophique

Le retour au pouvoir des talibans est la première période de paix dans le pays depuis plus de 20 ans. Il est alors possible pour les entreprises étrangères de faire un constat de la situation d’après-guerre et d’évaluer l’équilibre risque-profit avant d’investir. Une certaine stabilité politique, économique et sécuritaire est recherchée.

La fin du conflit entre les Américains et talibans ainsi que l’exercice d’un pouvoir autoritaire contre les dissidents politiques a permis le rétablissement d’un cadre étatique stable. L’impuissance et le silence d’Ashraf Ghani, ancien président afghan exilé, rendent un potentiel soulèvement civil difficilement imaginable. Même si certains citoyens et en particulier des femmes osent braver les interdits et manifestent contre les restrictions de leurs libertés (interdiction des femmes dans l’éducation secondaire, dans les séries…), les voix d’opposition au régime se font de plus en plus rares. Les talibans maintiennent l’ordre en imposant une paix civile grâce à la peur, à une répression violente des manifestations et des purges discrètes[3] au sein de l’ancienne armée afghane. Plus de 100 anciennes forces de sécurité afghanes ont été tuées par les talibans ou ont disparu depuis que les militants ont pris le contrôle. Une insurrection venant de la population civile semble improbable en pleine crise humanitaire. Près de 22,8 millions de personnes[4] – soit 50% de la population afghane –   se retrouvent dans une situation d’insécurité alimentaire aigüe depuis octobre 2021. Avec l’arrivée de l’hiver, la famine menace réellement le pays.

Ce désastre humanitaire imminent est le résultat de plus de 40 ans de guerre, mais surtout de la faillite économique de l’État taliban. La suspension de l’aide étrangère, associée au gel des avoirs du gouvernement afghan et aux sanctions internationales, plonge un pays souffrant déjà de niveaux de pauvreté élevés dans une grave crise économique.

La Banque Mondiale, le Fonds Monétaire Internationale et les pays occidentaux à l’instar de la France et des États-Unis ont supprimé leurs aides dès le 16 août 2021 alors même que l’Afghanistan en est dépendant, ces dons représentant 43% de son PIB et plus de 50% de ses recettes fiscales[5]. À l’échelle de la population, l’absence de cet argent se fait durement ressentir au quotidien.

À Hérat, plaque tournante du commerce de l’ouest afghan, les commerçants craignent une vague de faillites imminentes. La fermeture des banques et la suspension des transferts d’argent des familles expatriées via Western Union créent un manque d’argent liquide critique, estimé à 789 millions de dollars[6].

Avec bientôt 97%[7] des Afghans sous le seuil de pauvreté, les denrées alimentaires et les produits de première nécessité deviennent inaccessibles. L’inflation de 10 à 20% en quelques jours sur la farine, l’huile et le riz n’arrange pas la situation. Aucune classe moyenne, objet de convoitise pour les investisseurs privés, car elle est capable de dynamiser l’économie par l’achat, ne peut donc se développer en Afghanistan.

Un horizon d’espoir est pourtant possible, car les donateurs internationaux ont fini par répondre à l’appel humanitaire lancé par l’ONU qui promet 600 millions de dollars d’aide avant la fin de l’année 2021. Mais comment être sûr que l’argent arrive jusqu’à la population ? Cette question est une des raisons qui fait hésiter les États étrangers. La corruption endémique s’est infiltrée à tous les niveaux de la société afghane. L’Afghanistan se classe au 165e rang sur 180 pays et territoires selon l’indice de perception de la corruption (IPC) et aucune politique de lutte contre la corruption n’est au programme des talibans.  

Pour tout projet d’affaires, des infrastructures de base sont nécessaires. Or, depuis l’intervention soviétique en 1978, aucun régime n’a mené de grands travaux de développement des infrastructures en Afghanistan. Les systèmes d’irrigation, oléoducs ou autres systèmes de distribution ont été bombardés à de multiples reprises lors des différents conflits. De même, les autres infrastructures stratégiques comme celles liées aux transports qui permettaient de relier les producteurs aux consommateurs ont été gravement endommagées, des câbles ont été coupés et des antennes brûlées pour priver les ennemis d’accès aux télécommunications. L’Afghanistan est le 146e pays sur 195 en téléphonie mobile et 178e pour l’accès à internet en haut débit.

Les bombardements successifs en zone peuplée sont devenus courants dans les conflits actuels. En plus d’infliger des pertes humaines, ils détruisent des infrastructures publiques vitales comme les ponts, les hôpitaux, les ports… Bien que la guerre soit terminée depuis août 2021, certaines infrastructures sont toujours visées par Daesh. Kaboul a été plongée dans le noir, en octobre 2021, suite à un attentat à la bombe visant un pylône électrique. Ces coupures d’électricité pourraient malheureusement se généraliser en raison de la facture électrique impayée, estimée entre 60 et 90 millions de dollars[8], que l’Afghanistan doit à ses voisins ouzbeks et tadjiks dont il dépend aux trois quarts. Le mauvais état des infrastructures, l’instabilité économique et la crise humanitaire ne dressent pas un tableau très attrayant de l’Afghanistan et constituent des barrières importantes à l’investissement des entreprises dans le pays.

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3. L’insécurité, principal frein à l’investissement

Malgré cet environnement des affaires peu attractif, l’Afghanistan pourrait attirer des entreprises acceptant un niveau de risque élevé, qui investiraient alors dans le développement du pays. Cependant, « même pour les entreprises chinoises qui ont tendance à avoir un seuil de risque plus élevé que les autres, l’Afghanistan reste un pays dans lequel il est très difficile de travailler » [9]. Et pour cause : l’insécurité persistante.

Malgré la fin du conflit mi-août, Daesh est particulièrement présent et actif sur l’ensemble du territoire. Les attentats, souvent à la bombe ou à la voiture piégée, sont fréquents et ciblent la population dans des lieux publics, aussi bien les mosquées le vendredi matin (12 novembre 2021), que les hôpitaux (2 novembre 2021) ou encore les lycées (30 novembre 2021). Aucune zone du pays ne semble échapper aux attentats, pas même la capitale Kaboul visée de nombreuses fois par les terroristes djihadistes (le 26 octobre et les 2, 13, 30 novembre 2021), en particulier dans la zone verte dite sécurisée, car accueillant les ambassades.

La menace djihadiste orchestrée par Daesh et ses groupes affiliés perpétue ce climat d’insécurité critique alors même que le pays connaît une rare période de paix. L’armée talibane, en charge de la paix sociale, n’est pas équipée pour lutter efficacement contre cette menace par manque de moyens financiers et technologiques. Une autre solution serait de créer une alliance directement avec les groupes terroristes, mais le contrat de retrait des États-Unis du pays l’interdit et les talibans ne pourraient plus espérer d’aide internationale.

Cet environnement sécuritaire volatile et particulièrement dangereux freine drastiquement les projets des entreprises internationales, dont les entreprises chinoises dans le pays. Cette situation dure depuis plusieurs années et ne semble pas s’améliorer avec la fin du conflit armé. La Chine aimerait relancer ses projets relatifs au développement des infrastructures et à l’extraction minière, dont celui de Meïssac Unac, au Sud-Est de Kaboul. En 2007, la Chine a payé une concession de 3 milliards de dollars pour 30 ans,[10] mais n’a toujours pas réussi à exploiter la zone à cause de l’insécurité. Le manque à gagner est crucial. Bien que la situation ne semble pas encore prête à évoluer, le gouvernement Taliban s’investit pour insuffler un changement. Il offre une protection personnalisée menée par l’armée talibane aux entreprises enclines à investir dans le développement du pays.

Les talibans s’inspirent entre autres de mesures utilisées par les entreprises chinoises au Pakistan, pays le plus dangereux et meurtrier pour les employés chinois depuis 20 ans. L’insécurité y était également un frein de taille dans le cadre des projets économiques. La création d’un régiment de sécurité particulier déployé sur les sites où travaille le personnel étranger a changé la donne. On retrouve cette technique dans plusieurs pays à risque, dont la République Démocratique du Congo. Une « unité talibane spéciale » pourrait également être la solution en Afghanistan lorsque l’armée sera opérationnelle.

Bien que la situation sécuritaire effraie pour le moment les investisseurs, les talibans se font accompagner par des puissances étrangères pour pallier les plus grosses failles du système. Depuis la prise du pouvoir en août, les talibans bénéficient de la « protection » de la Russie, inquiète de l’essor du djihadisme à l’Asie continentale. Le géant russe a multiplié depuis les manœuvres militaires avec ses alliés dans la région pour protéger ses zones frontalières. La Chine a également mené des exercices de ce genre à ses frontières.

Plus à l’Ouest, l’Union européenne a été sollicitée fin novembre par les talibans pour garantir le fonctionnement et la sécurité de ses aéroports. Si les aéroports ainsi que l’espace aérien dans son ensemble sont libérés de toute menace, le trafic aérien pourra reprendre et redonner confiance aux compagnies internationales. Les échanges commerciaux seront facilités. Si ces partenariats s’avèrent solides et se multiplient, l’environnement sécuritaire pourrait s’améliorer dans les 6 à 12 prochains mois.

 

 

Bien que l’ouverture de l’Afghanistan au monde soit actée par la fin de la guerre et les discours des talibans, les investisseurs, eux, ne se pressent pas pour découvrir les opportunités dont le pays regorge. La violence politique, les marchés financiers sous-développés, les infrastructures insuffisantes, mais surtout le climat d’insécurité pesant sur l’ensemble du territoire afghan limitent le potentiel du pays en termes d’attraction des investisseurs étrangers. La reprise des affaires y semble donc pour le moment difficile et demeure déconseillée tant que l’environnement n’y sera pas propice.

 

Axelle QUINTRIC, Chargée de Veille

[1] The Diplomat! de février 2020 Afghanistan’s Mineral Resources Are a Lost Opportunity and a Threat – The Diplomat

[2] Ministère de la Défense Américaine en 2010

[3] The Taliban executed scores of Afghan security forces members after surrender, HRW alleges - CNN

[4] En octobre 2021 selon le PAM et la FAO de l’ONU

[5] Selon une note de la Coface en 2020

[6] Selon la Banque Mondiale en 2020

[7] Selon une évaluation économique du PNUD en septembre 2021

[8] Menacé de famine, l'Afghanistan risque d'être aussi privé d'électricité - rts.ch - Monde

[9] M. Pantucci, chercheur associé principal au Royal United Services Institute au Royaume-Uni, lors d’une interview à l’ABC en août 2021

[10] Afghanistan : pourquoi la Chine se comporte différemment des autres pays face aux talibans (europe1.fr)

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