L’Etat islamique au Grand Sahara, état de la menace

Iremos

25 avr. 2023

Le 30 novembre 2022, l’organisation État islamique annonçait la mort de son chef, Abou al-Hassan al-Hachimi al-Qurachi, dans un message diffusé sur Internet. Le dirigeant du groupe aurait été neutralisé un mois et demi auparavant dans le sud de la Syrie, pays dans lequel les deux précédents « califes » autoproclamés de l’Etat islamique ont été abattus ces trois dernières années, en octobre 2019 puis en février 2022. Dans le même temps, le groupe djihadiste a annoncé la nomination d’un nouveau chef, Abou al-Hussein al-Husseini al-Qourachi. Cette déclaration a été rapidement suivie d’effet par une publication de l’Etat islamique au Grand Sahara (EIGS), filiale de l’organisation djihadiste au Sahel. Dans une vidéo partagée par le groupe le 13 décembre, des centaines de combattants se réunissent avec véhicules et armes lourdes pour prêter allégeance au nouveau calife. Par-delà le caractère symbolique de cette reconnaissance d’un chef dont le rôle administratif et opérationnel demeure a priori réduit, la parution de cette vidéo semble avant tout destinée à témoigner des moyens humains, matériels et financiers importants de l’EIGS, dont l’activité au Sahel va croissante.  

Une filiale au cœur du projet djihadiste de l’EI en Afrique  

L’EIGS est en activité depuis 2015, date à laquelle la structure, alors en phase d’émergence, a prêté allégeance à l’organisation État islamique et son « calife », Abou Bakr Al Baghdadi, qui a reconnu cette allégeance en 2016. Cette structure se distingue d’autres groupes liés à l’Etat islamique et opérant sur le continent africain, comme l’ISWAP¹, dont le bastion se situe au nord-est du Nigéria et qui opère au Tchad, au Niger et au Cameroun ; les ADF², principalement actives en République démocratique du Congo, ou encore les Shebab mozambicains. L'EIGS est dirigé par Abou al-Bara al-Sahraoui, qui a succédé en 2021 à Abou Walid al-Sahraoui, neutralisé dans une opération de la force française Barkhane alors active au Mali³. Le nombre de combattants appartenant au groupe demeure flou. En excluant les sympathisants, les membres de l’organisation, majoritairement peuls, seraient au moins plusieurs centaines ; plusieurs milliers selon certaines sources. Si les structures internes du groupe demeurent opaques, l’efficacité opérationnelle de l’EIGS semble témoigner de l’existence d’une chaîne de commandement viable et résiliente, ayant apparemment survécu à la neutralisation de son dirigeant en 2021.  

La principale zone d’opération de l’EIGS se situe dans la région géographique du Liptako-Gourma, dans la zone dite « des trois frontières » située à cheval entre le Mali, le Burkina Faso et le Niger. L’activité du groupe se traduit par des attaques, menées aussi bien contre des forces de sécurité que contre des civils locaux ou étrangers⁴, mais également par un contrôle effectif d’une partie du territoire sur lequel il opère.  

Une vaste zone d’opération, entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso  

Au Mali, le zone d’influence principale de l’État islamique se situe au nord-est du pays, dans les régions de Gao et de Kidal et plus particulièrement dans les territoires frontaliers entre le Mali et le Niger. La zone de Ménaka (région de Gao), où le groupe intensifie ses opérations, constitue l’épicentre de l’activité de l’organisation, et semble constituer un objectif stratégique de premier plan pour cette dernière. Les trois-quarts de la région se trouveraient aujourd’hui sous la domination de l’État islamique. Comme au Niger et au Burkina Faso, ce dernier investit surtout les zones rurales de la région.  

Déjà fortement affecté par la menace représentée par l’EIGS qui y opère depuis 2016, le Burkina Faso est quant à lui confronté à une multiplication des attaques du groupe. Outre ses opérations à l’encontre des forces de sécurité et des populations locales – 12 civils ont été tués dans la province de Yatenga le 2 mars –  l’organisation impose son joug sur une partie grandissante du territoire burkinabè. Le territoire contrôlé par les groupes djihadistes – l’EIGS et son rival du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans⁵ – correspondrait à 40% de la superficie du pays. La présence de l’Etat islamique se concentre dans les zones situées au nord-est du pays, tandis que son concurrent d’Al-Qaïda opère sur une aire géographique plus étendue, notamment au nord-ouest et dans les régions orientales du territoire burkinabè. La mort d’au moins 70 soldats et supplétifs de l’armée burkinabè dans des attaques attribuables à l’EIGS entre le 17 et le 19 février⁶ témoigne de l’intensification de la menace représentée par l’organisation dans la zone. L’EIGS avait déjà frappé les esprits en juin 2022, quand une attaque du groupe avait fait plus de 50 morts parmi les civils de la ville de Seytenga, dans la province du Séno.  

Enfin, l’EIGS reste actif au Niger, pays dans lequel le groupe maintient une activité importante. Les régions de Tillabéri et de Tahoua, où des cellules djihadistes parviennent à se projeter depuis leur bastion situé à la frontière nigéro-malienne, sont particulièrement affectées. Le 10 février dernier, les djihadistes de l’EIGS ont abattu 17 soldats de l’armée nigérienne au cours d’une attaque à Intagamey (région de Tillabéri), opération au cours de laquelle l’organisation aurait capturé plusieurs militaires.  

Outre ces trois Etats, zones d’opérations principales de l’EIGS, et à l’instar de la branche d’Al-Qaïda active dans la région, le groupe semble vouloir étendre ses activités vers les États du Golfe de Guinée. En septembre 2022, dans sa publication hebdomadaire Al-Naba, l’État islamique revendiquait sa première attaque sur le sol béninois. L’opération avait eu lieu en juillet, dans l’Etat septentrional d’Alibori, et quatre militaires béninois avaient été tués.  

Un activisme affectant les forces de sécurité aussi bien que les civils  

Les opérations de l’EIGS au Sahel présentent un certain nombre de similitudes, qui distinguent ce groupe djihadiste d’autres organisations. Ainsi, à la différence d’Al-Qaïda, qui a régulièrement recours aux attaques à l’engin explosif improvisé voire à des tirs indirects⁷, l’Etat islamique opère principalement au moyen d’embuscades ou d’assauts à bord de véhicules motorisés. Les attaques du groupe ont également pour particularité de viser forces de sécurité et civils de façon indiscriminée, à la différence des opérations des structures liées au GSIM, davantage enclines à attaquer l’armée et ses supplétifs. Dans les régions de Gao et de Ménaka, les exactions de l’EIGS auraient fait plus d’un millier de morts au cours des douze derniers mois, majoritairement parmi les populations civiles. Autre caractéristique de l’action de l’EIGS : une propension accrue à piller les ressources, notamment le bétail, et à incendier les localités attaquées. L’organisation justifie ses opérations sanglantes en accusant les habitants de collusions avec le gouvernement ou avec des groupes armés rivaux de l’État islamique, ou simplement en invoquant la réticence des populations à l’idée d’adhérer à l’idéologie djihadiste.  

Ces attaques répétées, parfois coûteuses en hommes – l’armée malienne et ses supplétifs annoncent par exemple régulièrement causer des pertes parmi les insurgés – sont également une illustration des capacités de régénération du groupe. L’EIGS semble en effet bénéficier de renforts humains et matériels réguliers, en provenance d’autres théâtres africains, notamment de Libye, d’Algérie ou du Nigéria.  

 

Un groupe puissant, polarisant les oppositions  

Après avoir subi une forte attrition dans ses zones d’opérations à partir de 2020, l’EIGS semble être parvenu à rééquilibrer voire à inverser le rapport de force avec Al-Qaïda, notamment dans les zones maliennes de Ménaka et de Gao où de violents combats font rage depuis une offensive lancée par la filiale de l’Etat islamique en mars 2022. En sus des attaques indiscriminées ayant tué des centaines de civils, ces violences ont également poussé des milliers de locaux à fuir les zones de combat. Les affrontements des derniers mois, et notamment ceux de la fin d’année 2022, ont consacré un ascendant de l’État islamique sur le GSIM dans la province de Gao et, de manière générale, dans les régions frontalières entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso. Ainsi, l’EIGS semble se trouver en position quasi-hégémonique dans la zone des trois frontières. La criticité de la situation et les assauts répétés de la branche sahélienne de l’Etat islamique ont d’ailleurs initié un rapprochement inédit entre les djihadistes du GSIM et l’organisation touarègue du Mouvement pour le Salut de l’Azawad (MSA) – également présente dans la zone – illustrant le péril incarné par l’EIGS aux yeux des autres acteurs du conflit malien. Cette désignation de l’État islamique comme ennemi commun pourrait en outre mener à plus ou moins long terme à une légitimation des activités d’Al-Qaïda dans la région.  

La suprématie de l’EIGS dans cette partie du territoire malien et la domination imposée aux groupes touaregs, au GSIM, aux forces assimilées à l’armée malienne et à cette dernière lui permettent de constituer une base à partir de laquelle l’organisation peut se projeter, notamment vers les territoires burkinabè et nigérien. Les confrontations entre groupes djihadistes se cristallisent aussi autour de la prise de contrôle de la ressource aurifère, en particulier dans certaines zones du Mali comme celle de Tessit, près de la frontière burkinabè.   

Une conjoncture potentiellement favorable à une expansion des activités de l’EI au Sahel  

Les perspectives à court et moyen terme paraissent favorables à l’Etat islamique : l’annonce du départ de la Task Force Sabre⁸ du Burkina Faso début 2023⁹ prive deux des trois États les plus affectés par la menace représentée par l’EIGS d’une force de frappe militaire non négligeable, notamment en ce qui concerne les leaders des organisations terroristes. Les Forces armées maliennes et les effectifs de la société paramilitaire Wagner¹⁰ qui les appuient sont en grande difficulté face à l’expansion djihadiste. De nombreux observateurs font valoir l’idée que ces deux forces évitent la confrontation avec les djihadistes dans certaines zones, faisant montre d’un attentisme ayant pour effet de laisser le champ libre aux djihadistes, notamment en dehors des grands centres urbains. Cette absence d’entrave expliquerait en partie la facilité avec laquelle l’EIGS se déploie au Mali, alors que le groupe fait face à une pression sécuritaire plus importante du côté nigérien de la frontière. Enfin, la coopération entre le Mali et le groupe paramilitaire russe – dont une intervention aux côtés des forces armées burkinabè demeure une possibilité – constitue un obstacle a priori insurmontable dans l’optique d’une coopération avec les forces américaines ou même européennes. Cette situation réduit de fait la capacité de coopération entre le Mali et le Burkina Faso d’une part et le Niger – plus proche de Paris et de Washington – d’autre part, bénéficiant de fait aux groupes djihadistes opérant dans la région et à l’EIGS.

 


 

L’Etat islamique au Grand Sahara (EIGS), cartographe : AB Pictoris

1 Islamic State’s West Africa Province, « Province de l’État islamique en Afrique de l’Ouest »  

2 Allied Democratic Forces, « Forces démocratiques alliées ».

3 Les forces françaises de l’opération Barkhane se sont retirées du Mali entre fin 2021 et août 2022, après plusieurs mois de fortes tensions entre Bamako et Paris.  

4 L’EIGS a revendiqué l’attaque menée le 9 août dans la région nigérienne de Kouré, qui avait tué 8 civils dont 6 humanitaires français.  

5 Le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM, également appelé JNIM pour l’acronyme arabe de Jama'at nusrat al-islam wal-muslimin) est une organisation regroupant plusieurs structures djihadistes ayant prêté allégeance à Al-Qaïda.

6 Le 17 février, 51 soldats ont été abattus dans la province de l’Oudalan.  

7 Le 22 janvier, le brigadier français Alexandre Martin avait par exemple été tué par un tir de mortier contre une base à Gao, dans une opération attribuable au GSIM, très actif dans les zones proches de la base.

8 Opération des forces spéciales françaises en zone sahélienne.  

9 Les troupes françaises s’étaient déjà retirées du territoire malien en 2022, à la demande de la junte militaire au pouvoir à Bamako.  

10 Groupe dirigé par l’homme d’affaires Evgueni Prigojine opérant notamment auprès de différentes armées du continent africain et considéré comme un outil d’influence de Moscou.  

 

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