[Crise] Comprendre et détecter les signaux faibles

Quand le coup de tonnerre éclate, il est trop tard pour se boucher les oreilles”, écrivait Sun Tzu, célèbre auteur de l’ouvrage « l’art de la guerre ». Anticiper, surtout sur le sujet des crises, c’est le défi de toutes organisations. Mais comment s'y prendre?

La crise désigne un événement ou une suite d’événements qui perturbent le fonctionnement normal d’une entité, qu’ils résultent de changements conjoncturels ou de ses caractéristiques intrinsèques. Les crises sont multiples : réputationnelle, économique, sanitaire, sécuritaire… Pour tenter de les prévenir, les ressources en veille sont essentielles, notamment pour aider à la prise de décision. Elles permettent, de penser avant la crise, et souvent de l’éviter ou à minima d’en limiter les impacts en adoptant une posture adéquate appuyée sur des informations solides. La veille rend aussi possible une remontée d'alerte efficace, qualifiant l’événement soit d’incident, soit de crise : c’est la première étape de la gestion de crise. Bien sûr, une anticipation exhaustive, de toutes les crises, est impossible, mais mener une analyse fine des signes avant-coureurs peut tout changer. Parmi ceux retrouvés dans la boîte à outils du veilleur, l’un d’entre eux a retenu notre attention en particulier : le signal faible. Celui-ci permet d’anticiper un événement bien avant l’apparition de signaux clairs les présageant distinctement.

Crise sanitaire oblige, le terme de “signal faible” est devenu récurrent dans le discours politique. Par exemple, le ministère de la santé “étudie les signaux faibles de reprise épidémique[1] ” : ainsi le nombre d’appels passés à SOS médecins, au SAMU et le nombre d’admissions à l’hôpital sont scrutés. L’entrepreneur, lui aussi, doit pouvoir anticiper et comprendre ces signaux que ce soit pour une rupture d’approvisionnement, un basculement d’opinion dans un sens défavorable chez ses consommateurs ou une grève parmi ses employés. “Gouverner, c’est prévoir”, jugeait Emile Girardin, créateur du journal LaPresse et homme politique français.

 

  1. Le signal faible au cœur de l’activité de veille

  2. La veille : un outil informationnel au service de la prise de décision

  3. Si l’on se réfère à la définition de Michael Porter, professeur d’intelligence économique à Harvard, la veille c’est avant tout  « donner la bonne information, à la bonne personne, au bon moment, pour prendre la bonne décision ». La veille apparaît donc comme un processus de collecte d'informations au service de la prise de décision. Cette définition met en exergue deux thématiques importantes de la veille : la transmission et la temporalité.                                                                        

    Dans la société informationnelle dans laquelle nous évoluons, l’information est produite et émise en continu, multipliée et omniprésente, sur des médias et des canaux divers, elle couvre tous les sujets parmi un flux gigantesque. Une aubaine pour celui qui cherche l’information, mais surtout un défi. On parle alors du “bruit” de l’information, si important et continu, qu’il est difficile de trouver et d’identifier la donnée convoitée. Il est ainsi devenu capital pour les entreprises et les institutions, quelle que soit leur taille, d’avoir recours à des outils et des ressources humaines pour traiter et chercher efficacement l’information. Face aux bouleversements conjoncturels et structurels, la veille apparaît comme l’outil stratégique par excellence : il permet aux organisations de connaître leurs forces et leurs faiblesses au sein d’un contexte donné, ainsi que les menaces et les risques qui les entourent, permettant de ne rien laisser au hasard lors de la prise de décision.

    Par ailleurs, la veille se révèle à la fois offensive et défensive : offensive d’une part, car elle rend possible la compréhension et l’anticipation des évolutions du marché pour pouvoir détecter de futures opportunités business. Défensive d’autre part, car grâce à la mise en place de scénarios et de prospective qui renforcent la culture informationnelle de l’organisation, elle permet de s’armer contre des incidents potentiels. La veille est à la fois permanente et spécifique : permanente, car, comme le flux d’information, elle est ininterrompue. Et spécifique parce qu’elle cible des besoins précis. Le spectre de cet outil est donc particulièrement étendu et pointu, et peut être bénéfique à tous les départements d’une entreprise, elle peut être juridique, commerciale, sectorielle, technologique, concurrentielle, etc.

    Développer une cellule de veille permet d’encadrer son champ d’action et relève, pour les organisations, d’une absolue nécessité. Internalisée comme externalisée, la veille fait l’objet d’un intérêt croissant. Pourtant, elle n’est toujours pas reconnue à sa juste valeur et est souvent perçue comme une tâche intermédiaire ou secondaire, alors qu’elle a pleinement son rôle à jouer dans la stratégie d’entreprise. Une cellule efficiente de veille au sein d’une entreprise, quelle que soit sa taille, permettra une meilleure anticipation des menaces et des disruptions, l’amélioration de l’agilité stratégique, la proactivité, un renforcement des capacités d’innovation et d’adaptation…       

    La veille, apparaît comme un outil particulièrement anticipatif au service de la prospection qui multipliera les capacités de l’entreprise à identifier ces signaux faibles.

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  5. La force du signal faible dans la veille : un élément de prospective

  6. Le statut tout particulier du signal faible tient dans sa temporalité : il est annonciateur. Il se place avant l'événement et le signal fort, qui détermine de façon quasiment certaine l’événement à venir. On peut définir le signal faible comme un élément porteur d’une information de nature anticipative, qui permet d'imaginer le futur, d'identifier une menace ou une opportunité.

    Parmi le “bruit” de l’information, ces réponses parasitaires mêlées à des réponses pertinentes, on trouve les signaux faibles. Ces données « fragmentaires, ambiguës, incertaines et peu répétitives sont les meilleurs outils d’anticipation[2] » mais elles ressemblent à des données brutes, inutilisables et vides de sens. C’est là que doit intervenir la compétence anticipative et analytique du veilleur. En effet, le signal faible doit aider à imaginer, à prévoir des scénarios et parfois même à entrevoir une réalité naissante. Son caractère non-déterminant a une incidence sur sa valeur. En effet, le potentiel du signal faible réside dans la capacité de celui qui le reçoit à l’interpréter, ainsi qu’à le mettre en relation avec d’autres éléments, pour lui donner du sens.

    Le signal faible est une « information d’alerte précoce, de faible intensité, pouvant être annonciatrice d’une tendance ou d’un événement important », selon Ansoff, créateur de la matrice « produit-marché ». Il permet donc de voir arriver la crise et pour ceux qui l’ont détecté à temps, offrir des opportunités et procurer un avantage concurrentiel ou contribue à stabiliser la performance dans un contexte défavorable. Dans le cadre de son analyse, le veilleur peut effectuer plusieurs types d’analyses et de recherches, par exemple sur les tendances d’un sujet précis, le ratio entre les charges sociales et les bénéfices de l’entreprise, les contextes politiques ou autres. Ces observations fines peuvent mettre en lumière des phénomènes encore non-identifiés, comme un changement de goût des consommateurs pour un produit x. En anticipant ces évolutions de tendance, il permet d’éviter la surprise du désintérêt faussement soudain, du consommateur pour un produit. Ce fût le cas de Shell, le géant pétrolier, qui à partir de 1969, a élaboré une étude prospective du secteur énergétique, secteur qui, à l’époque, était en pleine incertitude. Cette cellule proposa l’élaboration de scénarios établissant des tendances et ruptures probables, et ce, en se basant sur l’observation des signaux faibles. La visualisation d’importantes variations de prix (liées à la place du gaz naturel sur le marché de l'énergie et la libéralisation de ce dernier) a permis à la compagnie d’anticiper la hausse drastique du prix du pétrole brut, qui survint après le choc pétrolier de 1973.

    De la même manière, la pandémie du Coronavirus a démontré l’impérieuse nécessité d’adopter une posture préventive : il ne faut pas attendre qu’une crise frappe pour décider du comportement à adopter et des mesures à mettre en place. Pour exemple, bien que différents livres blancs et la Revue stratégique aient évoqué la possibilité sérieuse d’une pandémie dans les années à venir, l’usine de production de masques Plaintel a tout de même été fermée peu avant la crise, n’ayant pas été considérée comme stratégique. Si cela est vrai pour la crise sanitaire, cette règle est applicable à toutes les situations. La Côte d’Ivoire par exemple a connu de multiples et violentes crises électorales touchant tant la population que les ressortissants étrangers établis dans le pays. Les incertitudes actuelles entourant la succession du pouvoir font de l’élection présidentielle d’octobre 2020 une crise potentielle. Connaissant les signes avant-coureurs des crises précédentes, les veilleurs suivent et analysent chaque élément pouvant annoncer de nouveaux troubles. Leur rôle est de prévenir les organisations, qui doivent s’y préparer.

    Le signal faible est donc une information précieuse pour prévenir la crise et prévoir des scénarii, à condition de savoir l’identifier et le recevoir.

  7. Sans titre (54)
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  9. L’importance du traitement éclairé et méticuleux du signal faible

  10. L’instauration d’une méthodologie

  11. La détection des signaux faibles se révèle particulièrement complexe, compte tenu de la quantité d’informations à laquelle font face les entreprises. Technique et chronophage, la veille nécessite pour son bon fonctionnement, un management efficace, des moyens humains suffisants, du temps et des outils adéquates. Les signaux faibles sont des données utiles à la veille stratégique, à condition de bien savoir les identifier et les interpréter. Un des socles de l’analyse des signaux faibles est la circulation de l’information en interne, afin d'éviter son cloisonnement, la trier et l’exploiter rigoureusement.

    Dès lors, il est primordial de mettre en place une méthode d’analyse des signaux faibles et un processus de management :

    • La première phase de cette méthode est celle de la détection, se divisant en deux points : attention et vigilance.

    • La deuxième est celle de l’interprétation, référant à la capacité de mise en relation des données collectées avec d’autres connaissances. Cette étape est indispensable pour donner du sens à une information brute, elle peut être humaine ou automatisée.

    • La transmission : après les étapes de détection et d’interprétation, la donnée doit être transmise à la « bonne personne ». Celle qui est susceptible d’en avoir besoin et de prendre la bonne décision grâce à elle.

    • Enfin, intervient la tâche de priorisation, qui revient au décisionnaire final. Il doit hiérarchiser les informations, afin d’accélérer leur traitement et éviter une crise à temps. La difficulté de cette étape finale provient de la prégnance des signaux plus forts qui peuvent étouffer le signal faible et le faire passer pour secondaire. 

    Ces étapes sont essentielles, les ignorer ferait courir un risque au décideur de perte de temps et d’informations. Il peut alors être conduit sur une fausse piste, voire à prendre une mauvaise décision, appuyée par une information non-pertinente, erronée ou incomplète. Il peut alors en résulter une crise qui aurait pu être évitée.

    Malgré l’existence de méthodes claires, la réception du signal faible peut être brouillée par certains facteurs propres aux comportements humains.

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  13. Le problème du jugement humain

  14. Lorsqu’Igor Ansoff théorisa le concept de signal faible, il estima qu’il existait des filtres entre l’information brute et l’action et que ceux-ci pouvaient nuire à cette précieuse information.

    Le premier filtre est celui propre à l’information : il n’est rien d’autre que la capacité à discerner le « bruit », du signal faible parmi la multitude de données et de signaux forts. Ce premier filtre complique la compréhension et l’évaluation de signaux faibles, qui sont pourtant déterminants pour la suite. Afin de mieux comprendre, voici un exemple de signal faible perdu dans la masse et le flux d’informations. Si des changements politiques et idéologiques étaient perceptibles dans la société civile avant la révolution du Printemps arabe, l’ampleur de la crise provoquée n’a pas été tout à fait anticipée par la diplomatie occidentale alors que de nombreux indicateurs auraient certainement pu l’annoncer.

    Le deuxième filtre, est celui de mentalité. Celui-ci se traduit par la capacité de l’acteur à reconnaître la pertinence de l’information dans la situation en cours, au milieu de l’actualité. Ce filtre est expliqué par de nombreux biais cognitifs qui font obstruction au jugement. Par exemple la tendance de pensée de la normalité, qui considère que les choses futures se dérouleront toujours comme celles du passé, de façon normale et prévisible. Il existe aussi le biais de confirmation, qui s’exprime par la considération des faits qui ne font que confirmer les croyances de l’individu. Dans ce contexte, si une information sort de son cadre, il n’y verra pas d’intérêt et la niera inconsciemment. Ainsi, de nombreux facteurs psychologiques entrent en compte dans ce type d’analyse, c’est pourquoi il faut porter une grande vigilance à son objectivité.

    Le filtre du pouvoir fait référence à la prise de décision en elle-même. Effectuée par le supérieur hiérarchique, il fait valoir son pouvoir discrétionnaire, pour décider de prioriser ou non le signal reçu.

    Et enfin, le filtre de la transmission, étudié plus récemment, est lié aux difficultés de diffusion qui existent déjà au sein même des organisations, jouant un rôle particulièrement important dans les communications entre individus. Cette observation met en exergue l’intérêt des canaux internes (via les intranets, groupes WhatsApp, plateforme interne, rapports, le mailing etc.) pour parer ce souci.

    La crise provoquée par les attentats du World Trade Center regroupe l’ensemble de ces biais et est donc un bon exemple pour comprendre l’incidence de ces filtres. Avant cette tragédie, un membre du FBI avait détecté des entraînements d’individus originaires du Moyen-Orient[3]. Ils pilotaient un avion sans apprendre ni à décoller, ni à atterrir. Néanmoins, cet agent ne jugea pas l'information pertinente, car il s’avérait que le loisir de passer quelques heures à piloter un avion sous supervision d’un pilote, était en vogue chez les riches héritiers du golf et donc devenu pratique courante.

    Si la transmission entre les deux services de renseignements (la CIA et le FBI) avait été optimale, l’interprétation des informations et des signaux faibles aurait sûrement conduit à l’anticipation des attentats du 11 septembre 2001. Considéré comme un hobby, l’information de l’entraînement d’individus aux motivations suspectes n’a pas non plus été priorisée par la hiérarchie. Le filtre de mentalité et les biais psychologiques ont aussi certainement joué un rôle dans la mise de côté d’une information qui aurait probablement pu sauver des milliers de vies.

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  16. Conclusion : Intelligence artificielle et nouvelles technologies : l’avenir de la veille ?

  17. Du latin “vigilia”, la veille est associée à la surveillance et à l’absence de repos. Mais la technologie peut-elle soulager le veilleur ? L’exhaustivité dans la veille est impossible, dans le flux continu que nous connaissons aujourd’hui et l’abondance d’informations par sujet et par minute. C’est pourquoi l’idée de l’intelligence artificielle est pertinente et peut, peut-être se révéler être la solution à ce travail de veille et plus largement à notre société de données.

  18. De nombreux outils numériques permettent déjà de simplifier la veille et parfois de détecter le signal faible. Ils facilitent l’acquisition de l’information, son exploitation et sa diffusion. Ces plateformes peuvent automatiser des processus liés à des tâches répétitives et aider le veilleur sur l’analyse mais pour le moment, elles ne remplacent pas l’homme. Bien que l’Intelligence artificielle (IA), ait démontré son efficacité, elle représente un coût conséquent pour les organisations et ne peut complètement se détacher de l’humain, à minima pour paramétrer et analyser les informations. Une intelligence artificielle pour récolter les informations et un "veilleur sachant veiller"[4] pour les exploiter, ne serait-ce pas la combinaison la plus efficiente pour l'avenir ?

  19. [4] Thomas, Armelle, et al. Thomas, Armelle, et al. « Les outils de la veille », Documentaliste-Sciences de l'Information, vol. vol. 45, no. 4, 2008, pp. 46-57. « Les outils de la veille », Documentaliste-Sciences de l'Information, vol. vol. 45, no. 4, 2008, pp. 46-57.

    [3] Silberzahn, Philippe. « Identité, culture organisationnelle et surprises stratégiques : l'exemple de la CIA », Le journal de l'école de Paris du management, vol. 109, no. 5, 2014, pp. 37-44.

    [2] Pascal Junghans, Ecoréseau avril 2017 n°39, 

  20. [1] Olivier Véran, ministre de la santé, invité de France Inter le 16 Juillet 2020 à retrouver ici

  21. Article écrit par Yann Sokony et Eugénie Boivin-Jasinski - Pôle Stratégie de Sûreté 

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